La roche de Solutré vue par Roger Gouze, 1981

publié le 29 novembre 2017 (modifié le 27 janvier 2019)

« Ce dimanche de Pâques 1946, nous avons escaladé la Roche après quoi toute la famille, accrue de quelques amis, déjeunait à la Grange-aux-Bois, belvédère souverain sur un paysage aérien : les vignobles de Pouilly-Fuissé, les mont du Clunisois, du Mâconnais, du Lyonnais, et par beau temps, ce qui fut le cas, au-delà du verdoiement de la plaine de Saône dont l’eau brille entre les saules têtard et les rangées de peupliers, à travers le tulle des lointains, l’escalier monumental du Jura accroché au rempart cyclopéen des Alpes.
(…) J’ai fini par écrire, en prose – la poésie étant, provisoirement j’espère, forclose – le poème de Solutré. Non pas celui de nos rencontres – encore que l’épreuve de l’ascension, où nous mesurons notre vieillissement, pourrait m’inspirer – mais plutôt le chant de ce singulier paysage que célébra, il est vrai, Lamartine, en vers dans Milly ou la terre natale, en prose dans les premières pages du Tailleur de pierres de Saint-Point, ce qui explique, le soir venant, notre annuel pèlerinage lamartinien, à l’issue du tardif et nonchalant déjeuner.

« Voyageur qui court bêtement vers le Midi racoleur, à Macon tourne à droite, le dos à la Saône, et insinue-toi par la route de Cluny, à travers un foisonnement de collines, de coteaux et de monts. Les uns portent une couronne de falaise calcaire dressée vers le ciel comme une pierre tombale qu’un Lazare géant soulèverait, d’autres s’arrondissent ou bien amorcent la ligne droite d’un plateau que la courbe d’un vallon aussitôt adoucit. Toutes ces hauteurs s’habillent des velours à côte des vignobles, se coiffent de boqueteaux verts ou de quelques sombres sapins, couvrent leurs épaules de bruyères et d’ajoncs, se parent de tous les tissus végétaux pour mieux les laisser, ici et là, paraître la chair dorée de leur roche. Des ruisseaux filent entre les vergnes et les peupliers. Accrochés aux pentes, perchés parfois sur les sommets, adossés au repli d’un coteau, cachés au creux d’un val, des clochers trapus paissent leurs troupeaux de maisons blanches ou hâlées aux toits de tuile.

« Tout de suite le profil acéré de la Roche de Solutré accapare les regards. A ses pieds mûrissent de vifs vins blancs jaillis de la terre rouge semée des ossements fossiles de chevaux sauvages que dévoraient les Solutréens préhistoriques. Ne la quitte plus des yeux, voyageur, et tu la verras changer comme aux mains d’un prestidigitateur jusqu’à ne plus savoir si c’est encore elle. Après sa silhouette hardie de tremplin promis à quelque dieu voltigeur, la voici qui bombe le torse, devient sphinx aux griffes plantées entre les ceps, chat qui fait le gros dos. A présent, le tranchant de sa falaise s’émousse, disparaît derrière la rondeur de l’épaulement, et puis la couronne de pierre ne figure plus que la silhouette d’un château en ruines qui s’écroule enfin pour dessiner sur l’horizon la courbe d’un sein à la pointe hérissée…

« La roche abolit le spectacle pour traverser le village de la Roche-Vineuse, ainsi baptisée par les vignerons frondeurs qui ne voulaient plus de Saint-Sorlin. Puis c’est Berzé-la-Ville et ses fresques romanes, Berzé-le-Châtel au bourg féodal aujourd’hui débonnaire, presque bourgeois, malgré les quelques fermes naguère apeurées qu’il protège encore. On grime les premiers monts du Clunysois. Dans le dernier virage, le miracle de la Roche de Solutré qu’on croyait perdue, se renouvelle. Son profil fin et fier se détache sur les vapeurs légères de la Saône, mais on s’émerveille de le voir doublé, triplé par les profils jumeaux des roches de Vergisson, de Davayé, de Monsard. On dirait une flotte prête au départ, la proue dressée d’éternels et immobiles voyages. »

Roger Gouze, Les miroirs parallèles, Calmann-Lévy, 1981