Le Morvan vu par Jean-Christophe Bailly, 2011

publié le 4 décembre 2017 (modifié le 27 janvier 2019)

« Peut-être est-ce parce que certains le considèrent comme une sorte de presqu’île avancée dans le Massif central que le Morvan semble si replié sur lui et si peu désireux de plaire. Au printemps et à l’automne surtout, il peut offrir des paysages d’une grande dignité, où quelque chose d’assombri ne cesse pas de descendre de ses forêts sur ses pentes et de remplir les vallées, mais de traverser en hiver peut procurer des sensations de solitude assez rares en France : pas celles que l’on rencontre dans les causses et les zones de plateaux non boisés, où la relève de l’horizon garantit presque toujours l’appel muet d’un lointain, mais celles de ces zones de reliefs mouillés où la forme des vallonnements et la couverture végétale presque toujours dense augmentent et accréditent l’impression de repli. A tel point que sans atteindre de hautes altitudes (le Haut-Folin, le point culminant, n’est qu’à 901 mètres) et sans non plus être très étendue, la presqu’île granitique qui forme le Morvan fonctionne plutôt, à cheval sur trois départements (la Nièvre, l’Yonne et la Saône-et-Loire), comme un pays que la plupart des grands flux évitent ou contournent : le TGV l’effleure mais ne s’y arrête pas, les autoroutes passent au loin et aucune ligne ferroviaire, même secondaire, ne le traverse. Et comme il appartient aussi à la légende du Morvan d’avoir abrité encore très tardivement des pratiques liées à la sorcellerie, la glissade est facile, qui conduit à l’image d’un pays qui se serait détourné du soleil mais aussi des autres lumières.
Entre un sous-bois brumeux où s’éclipserait peut-être un jeteur de sorts du début du XXe siècle et tel rideau soulevé par une très vieille main à la fenêtre d’une maison d’aujourd’hui, dans tel village gris où l’on s’est arrêté, la distance, c’est vrai, n’est pas grande ; il faut imaginer aussi une route sinueuse montant entre des fougères détrempées, de petits hameaux ou des fermes isolées, aux toits d’ardoises, incapables de fuir le surcroît d’assombrissement créé par les reboisements en conifères à croissance rapide – l’enrésinement, comme on doit dire, se répandant là comme un peut partout, et de façon alarmante.
Or, c’est là, en pleine forêt, que se trouve le site de l’oppidum de Bibracte, à l’entrée duquel est venu se poser le Musée de la civilisation celtique, dû à Pierre Faloci, qui n’a aucunement hésité à transcrire le dense réseau de citations archéologiques qui s’imposait à lui en un geste structurel réussi, à la fois autoritaire et humble
 ».

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement : voyages en France, Seuil, 2011