Le Clunisois vu par Pierre Boudot, 1972

publié le 29 novembre 2017 (modifié le 27 janvier 2019)

« Comme elle est belle la prairie qui, de Cluny à Cormatin, offre à l’œil le jet de son éternité, et la vie de sa promesse ! Se refermant sur la rivière qu’elle tarit presque en été, de sinople aux boutons d’or, d’azur au cœur des leucanthèmes lorsque l’ombre des bois avale le soleil couchant, elle est l’image d’une discipline que la nature accepte. Quand les bœufs du marquis de Fabrant la descendent et la remontent, ils sont l’expression spontanée de la terre, spectacle que le sol se donne, panses de contentement, jeunes volcans repus de leur lave, interrogation des veaux qui, la queue retournée, gambadent vers l’étable des haies, fuyant l’orage qui s’ameute au-dessus de Lournand. Prairie douce et piquante, traîne souple tirée par une souveraine invisible, corps dont les taupinières évoquent de mystérieuses mamelles, elle est pour l’homme abandonné l’espérance d’une existence sans le chagrin des illusions. La vallée toute entière a le calme d’un monastère. Il n’est pas une colline qui ne se dresse vers le ciel comme le pilier d’un cloître dont les villages accolés sur les sommets se dentellent en feuilles d’acanthes. Il a fallu la paix des étangs, la vivacité souterraine des sources dont les chapes d’alluvions renforcent le secret. Il a fallu défricher, brûler, labourer… et par-dessus tout, attendre… Voir au petit matin d’avril pointer les plumets de l’herbage, leur sourire pour qu’ils s’éploient, observer leurs besoins aux saisons cadencées. Comme est chère au cœur du solitaire et comme ils sont fiers d’elle ceux qui, avec un amical respect, lui confient leur bétail ! Maudits soient les aventuriers qui lui portèrent les premiers coups de pioche pour la blesser d’une route ! Mieux aurait valu rendre la Grosne navigable… Nulle part ailleurs en France ne rayonne pareille lumière. C’est de la vallée et non des crêtes qu’elle surgit. C’est au sol qu’elle doit son rythme si intense qu’il semble avoir été insoutenable aux habitants ; au lieu de creuser leurs maisons sans le roc des premiers contreforts, ils les ont hissés sur les hauteurs, à l’abri d’une arête sur laquelle ils s’appuient pour subir la vision de son éclat étrange, vivant, mobile, de ce qui resterait si la terre, ayant explosé au feu des galaxies, laissant pour les historiens d’autres astres cette lumière en souvenir ».

Pierre Boudot, Les sept danses du tétras, Calmann Lévy, 1972